Les mains dans l'argile : toi, nous et la leucémie # 8

Ce matin-là, nous avons rencontré le professeur, chef de service du service d’anesthésie/chirurgie. Son regard était d’une bonté qui enveloppe. Il a dit le caractère très délicat de l’opération qu’il allait faire. Et nous l’écoutions sans vraiment comprendre. Nous connaissions chaque mot mais le sens global de son message restait obscur.
Il t’endormirait le lendemain, vers 8 heures.

Je n’étais pas encore là le lendemain quand infirmières et aide-soignantes t’ont réveillé sans ménagement pour te doucher à la Bétadine. Je sais seulement que la panique t’a gagné et que tu hurlais comme une bête traquée.
Quand je suis arrivé, tu étais déjà prêt, blanc d’un blanc presque transparent dans ta blouse immaculée. Tu serrais contre toi ton doudou, seule concession aux microbes dans un monde aseptisé. Nous t’avons accompagné jusqu’aux portes du bloc.
Le professeur, dans sa tenue vert pale, charlotte et chausses assorties, t’attendait. Il a pris nos mains dans les siennes. Tout son être était tourné vers nous.
Tu étais sur le point d’endormir quand nous avons compris qu’il s’agissait peut-être des derniers moments où nous te voyons vivant.
Les messages de la veille, dépouillés de toute précaution oratoire, venaient de révéler leur sens.
Compte-tenu de ton état, de l’absence totale de plaquettes, de l’avancement de la leucémie et de l’épuisement de ton métabolisme, il était possible que tu ne te réveilles pas.
Nous t’avons embrassé, en plongeant nos yeux dans les tiens. Et quand les portes se sont refermés sur ton lit, j’ai senti le sol s’affaisser sous moi. Je me suis assise, par terre, dos au mur. J’ai fermé les yeux et j’ai pensé qu’il serait préférable de ne jamais les rouvrir.
Ton Papa était à côté de moi. Nous n’avons pas prononcé un mot.

Il a fallu que nous rencontrions l’assistante sociale, que nous fassions un dossier pour faire reconnaître ta maladie et en demander la prise en charge. On nous a assommé de procédures et de termes abscons, de formulaire et d’acronymes.
Le temps était immobile. Il était convenu qu’on nous appelle lorsque tu serais en salle de réveil. Les minutes étaient une torture. L’une puis l’autre, elles ont fait des heures.
Et puis le téléphone a vibré. Et nous nous sommes précipités.
Ton père est allé te voir pendant que le professeur, l’air exténué, m’expliquait que tu avais fait une violente hémorragie et qu’il n’avait pas pu faire tout ce qu’il devait.
Il y aurait donc une ponction lombaire à faire un peu plus tard.
Il m’a semblé que tu avais rétréci quand j’ai vu ton petit corps à peine conscient, sanglé par un pansement qui te couvrait le torse, le cou  et une partie de la nuque. Tu étais bleuté et même ta voix semblait exsangue.
Nous avons regagné ta chambre et avons repris notre place dans le plus grand silence.
Les heures ont passées, la nuit a envahi ta chambre. Nous n’avions pas bougé, pas un mot n’avait été prononcé.
A un moment, ton père est sorti, une infirmière est entrée.
Elle s’est accroupie à coté de moi, et la main sur mon avant-bras, elle a chuchoté des mots de réconfort. Ils m’ont touchés et m’ont fait vaciller. Elle reconnaissait que j’étais une personne, et une personne sensible, qualité que les médecins nous avaient dénié.
Et encore une fois, j’ai enfilé mon manteau, fermé la porte derrière moi et je suis partie, à pied, seule dans la nuit.

Commentaires

  1. Encore une fois que lis ton texte. Je pense que j'ose le faire car je sais que l'issue est heureuse...
    c'est déchirant.

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    1. C'est en effet uniquement parce que notre Stanislas est plein de vie que je trouve la force d'écrire cette histoire.

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  2. Tu fais vraiment un sacré partage en témoignant ainsi ...
    je lis à chaque fois...
    avec émotion ...
    sans commenter..
    alors aujourd'hui, je laisse une petite trace !

    des bises

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  3. Pas de mots, juste une grande tristesse pour cette souffrance àvotre coeur de parents et à son âme d'enfant. Demain est plus lumineux. Bises

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  4. Je trouve la vie tellement injuste. Nos enfants ne devraient jamais avoir à souffrir.
    Bises.

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    1. Je crois que tant que tu n'as pas vu ton enfant souffrir et que tu n'as pas été impuissant, tu gardes une certaine innocence. Voir son enfant souffrir est la pire chose pour un parent.

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  5. Je suis arrivée sur ton blog un peu par hasard, je voulais voir tes dernières coutures. Et puis je tombe sur ce texte. Qui me happe. Et je les lis tous. Et je pleure et je suis triste. Pour vous, pour Stanislas, pour ce que vous avez dû endurer, lui et vous.
    J'ai lu le premier commentaire et je suis si soulagée de savoir que ton fils a survécu, si soulagée...
    Merci d'écrire tout cela. Merci de le partager. Il faut une grande force pour faire face à un passé si douloureux, une grande force et énormément de courage. Tu as une plume magnifique.
    C'est en pensées, mais je vous serre très fort dans mes bras, le papa, Stanislas et toi. Très gros gros bisous à vous.

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    1. Merci Tasticottine!
      Dans cette épreuve, l'aventure T&N et l'amitié des rédactrices m'ont été d'une grande aide.

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